Skip to content

La revanche des contextes – Entretien avec Jean-Pierre Olivier de Sardan

LinkedIn
Twitter
Facebook
Jean-Pierre Olivier de Sardan, anthropologue et cofondateur du Laboratoire d’études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL) à Niamey, conduit des recherches au Sahel et en Afrique de l’Ouest depuis les années 1960. Dans le cadre de son dernier ouvrage, il offre une contribution intellectuelle majeure en matière d’analyse des effets inattendus des politiques de développement international dans leurs espaces de mise en œuvre. Il y propose également des pistes concrètes pour renouveler les modes d’action dans le domaine du développement et de la coopération internationale. L’Institut du Méridien est allé à sa rencontre.

Le problème des écarts

Institut du Méridien : Votre ouvrage est le fruit des travaux réalisés par vous et les chercheurs du LASDEL au cours de ces vingt dernières années. Vous l’avez intitulé « la revanche des contextes ». Dans ce livre, vous vous intéressez aux décalages, aux écarts entre les objectifs formels des projets de développement mis en œuvre sur le continent africain depuis plusieurs décennies et les effets concrets qu’ils produisent. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à « ce problème des écarts » ?

Il y a deux raisons principales à cet intérêt. La première raison, c’est que j’ai toujours nourri une certaine réticence vis-à-vis des points de vue de type uniformisant, qu’il s’agisse d’une certaine anthropologie africaniste d’origine coloniale ou bien issue de l’anthropologie culturaliste américaine. C’est notamment ce que j’exprime dans la conclusion de ce livre en appelant à s’intéresser davantage aux discordances, aux conflits, aux contradictions.  La seconde raison de cet intérêt provient de mon travail sur l’anthropologie du développement. Lorsque nous avons commencé à travailler sur ces sujets à la fin des années 1980 et au début des années 1990, notamment avec les chercheurs de l’APAD (Association pour l’anthropologie du changement social et du développement, N.D.L.R), nous nous sommes intéressés aux écarts, aux dérives dans le cadre des projets de développement. On parlait aussi à l’époque d’implementation gaps dans la littérature sur les politiques publiques. Il s’agissait alors de s’intéresser au fait que des interventions planifiées sont généralement confrontées à de sérieux écarts lorsqu’elles sont mises en œuvre.

Institut du Méridien : Comment peut-on expliquer ces écarts, ces divergences, entre l’objectif pensé dans le cadre d’un projet de développement et la réalité pratique de sa mise en œuvre ?

Il s’agit donc d’écarts entre des dispositifs planifiés par des experts – compétents sans aucun doute dans leur domaine d’intervention – et la mise en œuvre sur des terrains diversifiés qui sont très éloignés de ce que connaissent concrètement les experts qui les ont fabriqués ainsi que tous ceux qui participent à la fabrique d’une intervention planifiée. Concrètement, lorsqu’une intervention planifiée est élaborée dans des bureaux à Washington, à Paris ou à Genève, il y a souvent une méconnaissance des contextes des quartiers de Lomé ou des campagnes de Côte d’Ivoire, par exemple, dans lesquels ces interventions vont être mises en œuvre. Lorsque celles-ci sont déployées, elles rencontrent alors toute une série d’acteurs qui ont des perceptions, des logiques, des références, des stratégies qui sont différentes de celles qui avaient motivées les experts qui ont fabriqué les projets. Ce sont ces interventions d’une multitude d’acteurs au point d’impact d’un projet qui font qu’une intervention, aussi bien préparée soit-elle, aura toujours une dimension aléatoire et imprévisible.

"Lorsqu’une intervention planifiée est élaborée dans des bureaux à Washington, à Paris ou à Genève, il y a souvent une méconnaissance des contextes des quartiers de Lomé ou des campagnes de Côte d'Ivoire, par exemple, dans lesquels ces interventions vont être mises en œuvre. "

La revanche des contextes

Institut du Méridien : C’est donc cela que l’on peut appeler, « la revanche des contextes », problématique qui guide votre réflexion tout au long de l’ouvrage ?

Plus exactement, et de manière moins polémique, on pourrait également parler de « l’épreuve des contextes ». Toute intervention planifiée, toute politique publique, tout programme de développement, quel que soit son domaine, se trouve soumis à une épreuve lorsqu’il arrive sur les terrains concrets de sa mise en œuvre. L’issue de cette épreuve a une part d’imprévisibilité, du fait des phénomènes de contournement, de sélection, de transformation par les acteurs locaux qui lui sont consubstantiels. De ce fait, l’issue la plus fréquente d’une intervention est ce que l’on peut appeler « une revanche des contextes », au sens où cette non prise en compte des contextes locaux de mise en œuvre aboutira à des formes de choc en retour de ces contextes sur l’intervention, qui sera ainsi mise à mal.

Institut du Méridien : Dans le cadre de l’ingénierie du développement, vous appelez à distinguer entre les contextes structurels et les contextes pragmatiques. Le contexte structurel correspond schématiquement à l’ensemble des structures institutionnelles, économiques, légales et politiques dans lesquelles s’inscrit un projet de développement donné. Son analyse fait généralement plutôt appel à des méthodes quantitatives que qualitative. C’est en général plutôt le contexte structurel qui est pris en compte par les experts du développement. Le contexte pragmatique correspond quant à lui à la réalité sociale concrète telle qu’elle est vécue par les acteurs du champ social ou bureaucratique concerné. Alors que la compréhension fine des contextes pragmatiques est essentielle pour la bonne formulation et réussite d’un projet de développement, elle est souvent peu prise en compte par les acteurs du développement et de la coopération internationale. Comment mieux prendre en considération ces contextes pragmatiques ?

Pour mieux comprendre cette distinction, il convient d’abord de préciser que les experts nationaux et internationaux, mais aussi les décideurs, s’intéressent bien évidemment aux contextes de mise en œuvre des projets. Mais le contexte auquel ils s’intéressent est surtout d’ordre institutionnel ou sociodémographique, via l’étude des organigrammes ou de différents indices économiques, par exemple. Mais ceci ne dit rien des stratégies réelles des acteurs, ni des jeux pratiques que jouent réellement ces acteurs. C’est cette dimension là des contextes que j’appelle « contexte pragmatique ». C’est elle qui manque à ceux qui qui élaborent les projets. Toute intervention revient à importer un certain nombre de règles et de normes qui se heurtent aux pratiques effectives des acteurs locaux qui en sont souvent éloignés. C’est cela, le poids des contextes pragmatiques.

Maintenant, comment mieux les prendre en compte dans le cadre des projets ? Je propose pour ce faire deux pistes :

1) La première correspond à la mise en œuvre de diagnostics qui permettent de montrer ce qui se produit réellement pendant une intervention. Car on ne peut pas le prévoir à l’avance ! C’est pendant qu’une intervention est mise en œuvre sur le terrain que l’on peut voir quelles sont les stratégies et les jeux d’acteurs autour de cette intervention, et comment elle peut être mise à mal par les épreuves qu’elle subit. Il faudrait que les interventions soient capables de s’adapter à cette réaction des contextes qu’elles produisent, ce que l’on pourrait appeler des effets de feedback.

2) Une seconde piste serait d’associer, à tous les stades de la préparation d’une intervention, des gens qui connaissent ces contextes pragmatiques. Il s’agit en particulier de deux catégories d’acteurs. Premièrement, certains acteurs qui vivent dans ces contextes et qui ont à la fois une connaissance de l’intérieur et en même temps une capacité d’analyse de ces contextes. Deuxièmement, éventuellement, des chercheurs qui se sont insérés de façon approfondie dans l’étude de ces contextes.

Institut du Méridien : Vous écrivez notamment à ce sujet : « Il s’agit moins dans le cadre des projets de développement d’obliger les contextes à s’adapter à l’intervention mais plutôt de permettre à l’intervention de s’adapter au contexte ». Vous évoquez également l’idée particulièrement intéressante de considérer le contexte structurel comme un « fond de carte », nécessaire mais non suffisant pour comprendre le contexte réel d’une intervention. C’est une piste très stimulante à creuser

"Toute intervention revient à importer un certain nombre de règles et de normes qui se heurtent aux pratiques effectives des acteurs locaux qui en sont souvent éloignés. C’est cela, le poids des contextes pragmatiques."

Normes officielles et normes pratiques

Institut du Méridien : Pour comprendre les contextes pragmatiques, vous dites qu’il est nécessaire de s’intéresser non pas uniquement aux normes officielles en vigueur dans un espace social, mais également aux normes pratiques. Pouvez-vous préciser ce qu’est une norme pratique et en quoi cela est important pour un acteur du développement et de la coopération internationale ?

J’emploie souvent l’image du code de la route auprès des étudiants, pour expliquer cette notion de « norme pratique ». Le code de la route est une norme officielle que tout le monde connaît pour avoir son permis de conduire. Pourtant, en pratique, d’un pays à l’autre, les conducteurs peuvent conduire très différemment par rapport à ce que prescrit le code ; ils s’en éloignent. En France par exemple, sur certains itinéraires, la majorité des conducteurs dépasse la vitesse limite de 80 km/h et ralentit seulement avant les radars. Dans d’autres pays comme le Niger, il s’agira de règles pratiques tout à fait différentes. Si vous y respectez fidèlement le code de la route, vous aurez très vite un accident ! Il faut donc très vite acquérir toute une série de savoirs pratiques nécessaires pour conduire « pour de vrai ». Tout se passe comme s’il y avait des sortes de normes pratiques variant d’un pays à l’autre mais qui sont relativement maîtrisées par les conducteurs. Et heureusement, sinon il y aurait beaucoup plus d’accidents !

Or ce qui se passe du côté des pratiques professionnelles dans les secteurs d’intervention du développement n’est pas très différent de cela. En ce qui concerne les pratiques des personnels de santé en Afrique de l’Ouest en général et au Niger en particulier, sur lesquelles nous avons beaucoup travaillé, on s’aperçoit qu’elles s’éloignent d’une observance absolue de ce qu’ils ont appris à l’école, ou de ce que leur commande de faire leur hiérarchie, ou encore de ce que leur enjoignent les différentes formations qu’ils suivent au fil de leur carrière. Mais ces écarts aux règles et aux protocoles médicaux qui déferlent sur eux de façon régulière ne sont pas pour autant anarchiques. Ils sont au contraire relativement régulés. Tout se passe comme s’il y avait des normes latentes qui régulaient ces conduites que j’appelle non-observantes, c’est à dire qui ne sont pas simplement la reproduction mécanique des injonctions professionnelles.

Institut du Méridien : Si on monte en généralité, il s’agit de s’intéresser à l’Etat réel et non plus uniquement à l’Etat formel.

En effet. Dans notre analyse, il s’agit surtout de s’intéresser aux agents de l’Etat, fonctionnaires ou agents relevant des administrations publiques nationales mais le concept de norme pratique peut aussi fonctionner dans d’autres types de mondes sociaux. On pourrait dire, d’une certaine façon, que c’est la somme de ces normes pratiques définissant les comportements effectifs des agents de l’Etat dans un pays donné qui décrit à peu près les contours de ce qu’est l’Etat réel, par opposition à l’Etat formel qui correspond quant à lui à la manière dont l’Etat se présente officiellement vis-à-vis de l’extérieur.

"On pourrait dire que c’est la somme des normes pratiques définissant les comportements effectifs des agents de l'Etat dans un pays donné qui décrit à peu près les contours de ce qu'est l'Etat réel, par opposition à l'Etat formel qui correspond quant à lui à la manière dont l’Etat se présente officiellement vis-à-vis de l'extérieur."

Les modèles voyageurs

Institut du Méridien : Un des concepts centraux de votre ouvrage est celui de « modèle voyageur ». Qu’est-ce qu’un modèle voyageur et en quoi ce concept est-il central pour comprendre la « question des écarts » ?

Il s’agit en fait d’un certain type de transfert de politiques publiques. Cela fait longtemps que les sciences politiques et la sociologie s’intéressent aux emprunts de politique publique d’un pays à un autre. Mais il s’agit souvent de transferts d’un Etat directement vers un autre Etat (politique sociale suédoise, politique économique de Thatcher…). Mais, dans le domaine du développement, les choses sont un peu différentes. Il s’agit d’un type de politique publique élaboré par des acteurs qui appartiennent à ce monde professionnel du développement et qui construisent une forme d’intervention qu’ils vont ensuite diffuser dans un grand nombre de pays les parmi les moins développés, notamment sur le continent africain. On va donc retrouver dans tous les pays africains concernés les mêmes types d’intervention promus par des ONG, des organisations internationales, ou par des projets de coopération bilatérale. Ce sont ces interventions standardisées et largement diffusées que j’appelle « modèle voyageur » et dont on a d’innombrables exemples.

Cela peut se jouer à des échelles très différentes. A un niveau macro, on peut dire que les politiques d’ajustement structurel sont un macro-modèle voyageur en termes de conditionnalités économiques mais on peut aussi dire, à un niveau plus micro, que tel ou tel protocole de santé est aussi un modèle voyageur parce que l’UNICEF ou l’OMS le promeut sous la même forme un petit peu partout.

Institut du Méridien : Face aux modèles voyageurs prenant trop peu en compte les contextes pragmatiques , vous montrez par une série d’exemples, notamment issus de vos travaux sur le fonctionnement pratique des administrations de l’éducation et de la santé au Niger, toutes les stratégies de contournement des réformes mises en œuvre par les acteurs locaux, parfois en situation de double contrainte, et souvent bien loin des normes officielles promues par les acteurs du développement ou les politiques publiques nationales. Pouvez-vous nous en parler ?

On peut effectivement fréquemment parler de doubles contraintes ou bien d’injonctions contradictoires. Une grande partie des préconisations formulées dans le cadre des interventions de développement suppose une réorganisation complète d’un service, impliquant des moyens dont ceux-ci ne disposent pas. Il est donc parfois impossible d’appliquer en tant que tel ce qui est préconisé par le modèle voyageur. Voici un exemple parmi d’autres, tiré de mon ouvrage :

L’OMS demande actuellement aux sages-femmes, dans le cadre des consultations prénatales qui permettent de dépister les grossesses à problème, d’appliquer un modèle voyageur. Il s’agit en l’occurrence d’un protocole qui est diffusé partout sous le nom de « consultation prénatale recentrée » avec une routine à suivre et qui suppose au minimum 40 minutes de consultation. Or les conditions actuelles des consultations prénatales dans la plupart des pays africains rendent l’application de ce modèle absolument impossible. Mais, pour répondre à ces préconisations, les agents locaux font comme si ce modèle était appliqué. On fait donc semblant de remplir les supports qui sont fournis, etc. Face à cette situation, on pourrait évidemment dire qu’il faudrait absolument suivre les préconisations et réaliser des consultations de 40 minutes. Cela impliquerait pourtant un changement complet du système de santé (multiplication du nombre d’agents, réforme du temps de travail…) que personne n’est capable de mettre en œuvre actuellement. On continue donc à faire comme si ce modèle voyageur était appliqué alors qu’il ne l’est pas.

C’est un cas parmi des milliers d’autres…

Effets paradoxaux des programmes d’aide au développement sur les Etats africains

Institut du Méridien : Dans le cadre de l’ingénierie du développement, la multiplication des modèles voyageurs, la focalisation sur les normes officielles plutôt que sur les normes pratiques conduit souvent dans les Etats bénéficiaires à une accumulation de réformes qui se sédimentent et produisent souvent des injonctions contradictoires. Cette accumulation de « savoirs de réformes », de modèles voyageurs, contribue-t-elle paradoxalement à fragiliser les Etats ou les sociétés qui la subissent ?

Les effets concrets de cette accumulation ne sont en effet pas très positifs. Tout modèle voyageur se présente en général comme une réforme. Dès qu’un modèle voyageur est terminé, qu’il soit considéré comme ayant échoué ou partiellement réussi, un nouveau modèle va suivre. On constate une inflation des modèles voyageurs qui génère fréquemment une grande hétérogénéité et une instabilité assez importante au sein des institutions étatiques sur le continent africain.

Cela crée beaucoup d’effets pervers, notamment une dépendance à l’aide. On peut même dans certains cas comparer l’aide au développement à une rente qui produit des effets pervers à la manière de la rente pétrolière. Lorsque déferlent tous les quatre ans, deux ans ou même chaque année des réformes dont aucune n’est véritablement appliquée comme elle est censée l’être, on voit bien que cela n’est pas favorable à une véritable efficience du service public.

Institut du Méridien : L’aide au développement comme mode de gouvernance généralisé conduit aussi potentiellement à une fuite des cerveaux des administrations nationales vers les administrations internationales et les ONG, plus rémunératrices. Pouvez-vous nous en parler ?

Un des problèmes qui me semble aujourd’hui majeur, et qui est pourtant assez peu traité dans la littérature, est celui de la fuite des cerveaux interne. On parle beaucoup des médecins béninois établis en Europe ou des informaticiens indiens établis en Angleterre par exemple mais on parle beaucoup moins de cette fuite des cerveaux internes, c’est à dire du fait que les meilleurs cadres des différentes fonctions publiques des pays africains s’en vont vers le monde du développement (ONG, agences et banques de développement, institutions internationales…). Or, il est clair que dans la situation de dénuement et de relative inefficacité dans laquelle se trouvent la plupart des administrations africaines, il est beaucoup plus intéressant d’être recruté par un démembrement quelconque du monde de développement que de continuer sa carrière dans la fonction publique. Dès que l’on travaille dans une institution de développement, on a son salaire multiplié par cinq, par dix, ou par vingt et l’on se retrouve avec des moyens de travail qui n’avaient absolument aucun équivalent à l’intérieur de la fonction publique nationale.

Très rares sont ceux qui résistent à cet appel du monde du développement. Il y a donc une sorte de ponction permanente réalisée par le monde du développement aux dépens des meilleurs cadres des fonctions publiques africaines. Des études quantitatives sur ce sujet seraient sans doute très utiles et éclairantes pour saisir toute l’ampleur du phénomène. C’est un problème d’autant plus majeur que ceux qui restent en développent souvent une forte amertume puisqu’ils se retrouvent face à d’anciens collègues de promotion gagnant beaucoup plus qu’eux et vivant dans une sorte d’enclave de luxe. Ce n’est pas sans influence sur le développement du niveau de corruption à l’intérieur des administrations. C’est un des effets majeurs, je pense, de cette dépendance à l’aide.

"On constate une inflation des modèles voyageurs qui génère fréquemment une grande hétérogénéité et une instabilité assez importante au sein des institutions étatiques sur le continent africain. ."

Les innovateurs contextuels, une nouvelle approche de la coopération internationale

Institut du Méridien : On le voit, si l’action des réformateurs de l’extérieur, experts du développement par exemple, peut être efficace à la condition de prendre en compte les contextes pragmatiques et les logiques sociales locales, une certaine humilité est nécessaire car le changement exogène est rarement durable. Vous proposez un changement de focale, en vous intéressant davantage aux réformateurs de l’intérieur. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Dans le cadre des enquêtes de terrain que certains de mes collègues et moi-même avons menées en Afrique de l’Ouest au fil des décennies, nous avons eu l’occasion de rencontrer des exemples d’agents admirables. Dans des administrations et des services publics souvent délabrés, dans lesquels les agents sont parfois découragés, ou bien peu soucieux d’améliorer la qualité du travail fourni, on rencontre aussi des professionnels de terrain exemplaires, des agents publics qui se dévouent et qui essayent de changer les choses concrètement.

Ce qui nous a particulièrement frappé, c’est que ces professionnels s’escrimaient à essayer d’introduire des changements pratiques au sein de leurs administrations alors même que leurs hiérarchies respectives les aidaient souvent peu, voire leur mettaient parfois des bâtons dans les roues. Ces acteurs ont tout de suite attiré notre attention car ils développaient une vision réformatrice féconde bien que non appuyée par l’Etat.

Sur la base de cette analyse, nous avons souhaité lancer une expérience de recherche-action qui est actuellement en cours au Niger dans le domaine de la santé. Après avoir identifié un certain nombre de ces « réformateurs de l’intérieur » ou « experts contextuels » dans le champ de la Santé, nous essayons à présent de les mettre en réseau et de les appuyer car ils sont en général isolés dans leurs services respectifs. C’est dans ce sens qu’il faut, je pense, pouvoir aller.

Il y a bien sûr aussi des réformateurs admirables situés au plus haut niveau, politique ou administratif dans tous les Etats concernés. Mais du fait des jeux politiques et administratifs internes, et des contraintes temporelles qu’ils impliquent, il est rare que ces réformateurs « du haut » aient le temps de mettre en œuvre leur volonté réformatrice. Souvent, après une élection ou un remaniement ministériel, les acteurs en question disparaissent du champ politique et la réforme avec eux.

S’intéresser aux réformateurs de l’intérieur implique de changer notre regard sur les réformes par rapport à la vision qui prévaut actuellement au sein du champ du développement. Il faut penser une réforme dans le temps long ; il est clair qu’une réforme sérieuse de la fonction publique prend des dizaines d’années pour produire réellement ses effets. On ne peut donc pas raisonner sur un temps court.

Institut du Méridien : Vous évoquez par exemple le cas de cette sage-femme nigérienne qui part des contextes pragmatiques concrets, et loin de s’y opposer de manière frontale, essaye au contraire de les modifier de l’intérieur en utilisant les logiques sociales et les normes pratiques à l’œuvre dans son champ professionnel. C’est un exemple qui est à la fois très éclairant du point de vue sociologique mais aussi particulièrement motivant du point de vue pratique. Ces réformateurs sont néanmoins souvent invisibles et intéressent peu les acteurs de la coopération internationale. Ils sont pourtant une piste prometteuse pour renouveler les modes d’action en matière de développement. Une des pistes d’action pourrait consister à associer, dans le cadre des projets de coopération internationale, des experts internationaux et des experts contextuels. Qu’en pensez-vous ?

C’est tout à fait dans ce sens qu’il faudrait pouvoir se diriger, selon moi. Je serais enthousiaste à l’idée d’appuyer la création de ce type de dispositif.

Nous avons essayé de faire un premier pas dans cette direction avec notre réseau d’experts contextuels au Niger. Il s’agit de professionnels qui travaillent au niveau d’un service, à l’instar de cette directrice de maternité, ou de médecins en poste dans des hôpitaux. Chacun tente de mettre en œuvre, à son échelle, des réformes visant à mieux faire fonctionner son service ou à mieux mobiliser ses collègues. Leurs réformes s’inscrivent dans les contextes au sein desquels eux-mêmes sont insérés, ce qui représente un atout considérable.

Notre action a consisté à les réunir, à les mettre en réseau, pour leur soumettre des problèmes structurants se posant à l’échelle du système de santé. Au cours d’un atelier de trois jours, nous leur avons soumis trois problèmes majeurs en termes de santé maternelle qu’aucune réforme issue d’un modèle voyageur n’a pu régler de manière significative tout au long de ces vingt dernières années, malgré plusieurs tentatives. En somme, nous avons placé des experts contextuels en position d’expert « tout court ». Le bilan de cet atelier était très positif. Des propositions ont été faites. Il faudrait maintenant organiser des rencontres entre ces experts contextuels et des experts nationaux nigériens. L’idée, après être arrivés à un certain niveau de consensus entre ces différents experts, pourrait être ensuite de discuter avec des experts internationaux.

C’est une manière innovante de considérer les problématiques liées au développement.

"S’intéresser aux réformateurs de l’intérieur implique de changer notre regard sur les réformes par rapport à la vision qui prévaut actuellement au sein du champ du développement. Il faut penser une réforme dans le temps long"

A découvrir également

La coopération Sud-Sud du Brésil avec l’Afrique de 1960 à nos jours : une politique publique à la croisée des chemins

Bénéficiant de nombreux atouts, la politique de coopération du Brésil avec le continent africain a profondément évolué au fil des décennies. Elle demeure en pratique largement tributaire de la vision géopolitique adoptée par les gouvernements qui se sont succédé à la tête du Brésil depuis les années 1960. Les récentes réorientations de la politique étrangère brésilienne sous la présidence de Jair Bolsonaro ont conduit à une marginalisation de ce champ de l’action publique, nuisant à la relation originale que le Brésil avait su construire au fil des décennies avec le continent africain.

Continuer à lire »